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Exposition personnelle – Hôtel des Arts – Toulon - 2010

 

Jérôme Dupin ou l'art d'une peinture faussement contrainte

 

Pour caractériser l’attitude artistique de François Morellet, Marie- Amélie Zu Salm Salim avait titré son texte « Conviction et frivolité dans l’œuvre systématique de François Morellet » ; Il me semble que cette heureuse formule est totalement transférable à la position de Jérôme Dupin, qui sous la légèreté du dandy, toute d’humour distancié – il dit souvent « c’est rigolo » en parlant de ses tableaux – réalise une œuvre rigoureuse d’une extrême cohérence, exigeant pour ce faire une force de conviction peu commune.

Très marqué par l’œuvre d’Hantaï, et ses propos sur l’art, Dupin a retenu du peintre hongrois la leçon selon laquelle « c’est l’ouverture sur le non peint qui porte la peinture », et s’est attaché à traduire cette idée dans sa peinture en travaillant le rapport entre le blanc de la toile et la forme colorée qui se découpe dessus, sans qu’il soit toujours possible pour le regardeur de décider ce qui est la forme et ce qui est le fond.

D’autant que, dans certaines pièces, le blanc de la toile constitue la forme centrale du tableau et se trouve donc utilisé comme couleur principale.

Face au problème du sujet – « quoi peindre ? » – qui taraude les artistes depuis plusieurs décennies, Dupin a adopté un système qu’on pourrait considérer a priori comme stérilisant, et qui consiste à délimiter sur la toile qui va être peinte un rectangle formé par les côtés d’un châssis imaginaire du même format posé de biais sur la toile. La couleur est alors posée soit dans l’espace intérieur du rectangle ainsi formé, soit au contraire dans les angles extérieurs au rectangle central demeuré blanc, par l’effet du décalage opéré.

Cette démarche frivole et ludique, qu’on pourrait qualifier de rigolote suivant le vocabulaire Dupinien, – au fait, il me revient que Jérôme Dupin est l’arrière petit-fils de Georges Courteline : bon sang ne saurait mentir – n’est pas sans rappeler dans le domaine de la littérature les contraintes de l’Oulipo, ou pour rester dans celui des arts plastiques, les démarches des nombreux mouvements de la 2è moitié du XXè siècle.

Comme beaucoup d’artistes qui s’imposent des règles et des procédures, Dupin confirme l’adage selon lequel la liberté ne peut s’exercer que dans la contrainte, ce qui est particulièrement évident depuis deux ou trois ans puisqu’on assiste à un véritable feu d’artifice dans le travail de Jérôme Dupin qui invente jour après jour de nouvelles et étonnantes propositions dans le respect strict de sa règle du décalage.

Aussi la visite de son atelier provoque chez le visiteur fatigué par la morosité des temps, un sentiment d’euphorie par la fraîcheur et la tonicité des couleurs utilisées et les combinaisons formelles apparemment illimitées.

L’exposition de l’Hôtel des Arts peut être appréhendée sous trois aspects. D’abord l’intérêt que présente individuellement chaque pièce, ensuite la combinaison des œuvres dans chaque salle pour former une unité dans l’espace, enfin l’installation dans les neuf salles qui constitue une œuvre en soi. Si le résultat est conforme à ce qui a été imaginé, cette visite devrait constituer un pur moment de bonheur esthétique, comme on pourrait l’éprouver par exemple dans une exposition d’Ellsworth Kelly car Dupin pense ses œuvres pour l’espace qui les entoure.

Pour devise, et avec un humour qui masque sa pudeur, tout à fait dans la façon d’Oscar Wilde, il revendique la formule de Duchamp « Un ready- made de temps en temps, ça suffit », une nonchalance que contredit l’intensité de sa réflexion et de son travail.

 

Gilles Altieri - directeur de l’Hôtel des Arts - commissaire de l’exposition.

 

 

 

Juste la bonne distance

 

Un travail artistique, même le plus novateur et le plus iconoclaste, conquiert son autonomie à partir d’une histoire. Je dis bien une histoire et pas l'"histoire" : celle par rapport à laquelle l’artiste "choisit" de se situer – et la plupart du temps, il n'a pas tellement le choix, sauf à faire autre chose... Il est malheureusement habituel que l’on choisisse en France plutôt de se référer à l'histoire comme « grande tradition » : à Poussin, à Manet, à Cézanne lorsque l’on est un peintre, à Duchamp bien sûr pour tout le reste. Or ces inscriptions n’ont rien d’authentique. Elles témoignent tout juste d’un besoin académique de célébration, de sécurisation et indirec- tement d’autocélébration. L'artiste veut finir le plus vite possible "monumentalisé".

Il lui faut donc se débarrasser d’une inscription historique concrète qui le banaliserait et se positionner absolument. Je rappelle que ce qui est "absolu" est, au sens étymologique sans lien avec autre chose. Il lui faut être fils de ses propres œuvres et pour le reste se trouver des parentés mystiques et métaphysiques : moi et Piero, moi et le Tintoret, moi et Poussin, moi et Cézanne, etc.

Ce n’est pas le lieu ici de réfléchir sur les explications de tels comportements. Je pense qu'elles ont à voir en France avec la concurrence pour la reconnaissance officielle : chacun doit jouer sa carte, sa carte à lui, il doit s’affirmer absolument original et sans pareil et s’efforce d’occulter ce qu’il pourrait avoir de commun avec d’autres qui l’ont immédiatement précédé ou qui partagent des interrogations similaires.

Il y a pourtant aujourd’hui en France un certain nombre de peintres abstraits qui ont en commun une pratique picturale minimaliste, colorée et distanciée, sans ironie ni cynisme, une pratique minimale constructive, je pense à des peintres comme Stéphane Bordarier, Christophe Cuzin, Didier Demozay, Serge Fauchier, Antoine Perrot.

Je ne suis cependant pas là pour rassembler ces artistes avec ou malgré eux. Je souligne seulement qu'il y a chez tout artiste une inscription initiale forte et profonde qui contribue à la formation de sa problématique. Elle est source de la vitalité et du dynamisme de sa recherche, souvent à partir de ses perplexités ou de ses rejets. Lors d’un récent voyage aux États-Unis, j’ai une fois de plus été frappé de la force de ces inscriptions "locales" faisant appel à une histoire immédiate : un artiste américain se positionne non par rapport à l’histoire de l’art comme méga-production historique quasiment hollywoodienne (il est vrai que l'histoire avec un H n'est guère présente pour lui, mais l'est-elle maintenant telle pour nous ?), mais par rapport à des prédilections et des rejets intensément vécus au moment où il s’engage dans le travail.

Cette inscription vaut aussi pour nous. Il ne s’agit pas pour moi de rattacher à tout prix les artistes à un lieu et à une époque, de me transformer en historien qui surplomberait la scène et verrait ce qu'eux-mêmes ne voient pas, mais de reconnaître la source de vitalité et d’engagement dans le travail.

Nier ou rester aveugle à cette source, à ce point focal, n’est pas sans conséquence. Pour le critique, ce n'est pas trop grave : il se retrouve en régime de célébration grandiose, ce qui est plus pompeux et ridicule qu'autre chose.

Pour l'artiste, c'est plus périlleux : il risque de se retrouver à la merci de la mode. À moins que vous n’ayez une capacité obsessionnelle stupéfiante qui vous immunise contre la mode et l’air du temps (je pense concrètement à des artistes comme Claude Viallat ou Shirley Jaffe, et avant eux à Simon Hantaï ou Aurélie Nemours), si vous ne voulez pas reconnaître une attache forte à une problématique vivante, vous serez immanquablement conduit à vous laisser influencer par la mode : ce qui se fait, ce qui est en vogue, ce qui est "à la mode", constitue alors une sécurité et une protection contre le vide. Ce n’est pas forcément négatif : il faut bien se raccrocher à quelque chose. Ce n’est pas une force non plus – sauf si vous savez en faire une pratique caméléonesque à la Picabia.

 

Tout ce que je viens de dire vaut de Jérôme Dupin, mais dans son cas, l’inscription dont je viens de parler est claire et réfléchie. Dupin est clairement un fils des années 1970. Si vous ne le connaissez pas et n’avez aucune idée de sa biographie, vous aurez tout de suite le sentiment d’une parenté avec Mangold, Tuttle, avec certains peintres minimalistes des années 1970. Quand vous connaissez mieux son travail (je ne parle pas encore de l’homme), vous saisissez certaines ressemblances avec Devade, avec Cane, avec les peintres du mouvement Supports-Surfaces au tournant des années 1960-1970, avec Buren aussi. À l’évidence, il s’agit d’un peintre post BMPT, post- minimalisme, post-Supports-Surfaces. Mais je ne dis justement pas cela pour le situer : uniquement pour inscrire sa problématique là où elle s’origine, dans une peinture aux moyens volontairement réduits, déconstruisant les procédures picturales et les objets-peintures, portant un regard critique sur les effets et les enjeux, que ce soit du point de vue de la repré- sentation ou du point de vue de la fascination de l'objet abstrait.

Une fois que l’on connaît la biographie de Dupin, les choses se précisent. Il est passé par l’école nationale des arts décoratifs de Nice, puis la villa Arson, après Supports-Surfaces, dans les années 1977-1982. Ces années furent assez particulières. Elles virent Supports-Surfaces "faire école" avec la présence forte et militante d'artistes comme Viallat, Dezeuze, Clément, Saytour, Dolla, Fauchier, Grand, Vila, dans les écoles. Elles virent aussi se mener un intense travail d'information et de documentation, pas seulement sur la peinture expressionniste abstraite américaine comme cela avait été le cas pour Supports-Surfaces, mais sur tous les mouvements originaux et forts des années 1970 : minimalisme, art conceptuel, land art, performance, etc. Ce fut probablement la première (et dernière) fois qu'il y eut dans le monde de l'art français une telle boulimie de connaissance théorique et de réflexion collective. On épluchait alors des revues comme VH101, Artpress, Peinture-cahiers théoriques, Opus international, Macula.

Dupin est typiquement de cette époque dans sa vocation, dans sa formation et dans sa réflexion. Il ne commença cependant pas directement par la production artistique puisqu'il devint d'abord directeur artistique dans plusieurs agences de publicité au cours des années 1980. Ce détour, ce retard au démarrage, a beaucoup d'importance à mes yeux.

Il est vrai qu'au tournant des années 1980 s'était produite la crise "post- moderne" et l'irruption de la "Figuration libre". Au même moment, vacillaient les convictions rigoureuses des années 1970 et probablement s'épuisait l'impulsion de ce que Thomas Llorens a appelé avec beaucoup de justesse "la dernière polémique de la modernité". Dupin ne fut d'ailleurs pas le seul à choisir la publicité.

Ce détour, cette prise de distance a eu, en tout cas, deux effets chez lui. Le premier est évidemment visible et reconnaissable. Dupin est un très étonnant peintre qui utilise au service d'un travail de coloriste raffiné les couleurs des graphistes, les couleurs du Pantone oserais-je dire, comme Viallat utilise les acryliques industriels.

Le second est une attitude distanciée vis-à-vis du travail pictural, comme si les années "graphisme publicitaire" avaient permis de mettre à distance et finalement de neutraliser l'engagement déconstructeur des artistes des années 1970.

Car Jérôme Dupin a exploré et continue à explorer un ensemble d'usages de la couleur et du découpage de la toile qui ont été abordés par des peintres comme Arnal, Viallat, mais aussi par Devade et par Cane, à la suite plus lointainement de la pratique de la teinture chez Hantaï. Arnal et Viallat ont pratiqué les jeux de couleurs obtenus par capillarité et une démarche picturale non pas automatique mais "à l'aveugle", comme chez Hantaï. Cane avait insisté, pour sa part, sur la mise en espace de la toile et l'abandon du mur, démarche qui est aussi une constante de la peinture de Viallat. Quant à Devade, au moins dans ses encres, il se concentrait sur la fluidité de la couleur.

En se (re)mettant à la peinture en 1992, Dupin a donné à ces démarches une nouvelle portée en les pratiquant dans un autre esprit.

Il ne s'agit en effet plus d'une démarche analytique et déconstructive au sens d'une analyse des composants du tableau, mais d'une démarche sans arrière-pensée, ni complexe, ni scrupule de construction — et j'ajouterai de construction avec une curiosité amusée proche de la jubi- lation qui fait que même le cynisme de ceux qui en ont beaucoup vu n'a pas sa place. Il n'est plus question de rechercher des effets critiques de savoir mais uniquement de produire des peintures inventives avec ces moyens qui étaient au départ ceux des déconstructeurs.

Au départ, dans les années 1990, Dupin procédait par superposition d'une toile décalée sur une autre et passage-transfusion de la couleur par capillarité. La démarche est aujourd'hui encore plus simple : un décalage (en général une rotation de quelques degrés) de la forme de la toile sur le fond fournit les partitions du plan et le principe de passage de la couleur. Rien de plus. Et ce peu permet à l'invention de se donner libre cours. C'est en ce sens que je parle d'un minimalisme constructif de la couleur. La forme, comme l'a noté, Stephen Wright, est devenue chez Dupin une non-question. Il n'est même pas question d'utiliser une forme qui ne soit ni ceci ni cela, ni géométrique ni organique comme disait Claude Viallat de son empreinte : Dupin utilise une non-forme, une absence de forme. Dans un texte précédent j'avais parlé d'un peu de forme. Je crois que c'était encore trop : il y a recours à un artifice ou un stratagème qui per- mette des variations colorées sans tomber dans le monochrome, qui est lui aussi une non-forme mais trop fermée.

Pour le spectateur, l'expérience est celle d'un regard quasiment sur rien ou presque rien, renvoyé à lui-même. Comme c'était le cas chez Hantaï. Mais chez Hantaï, la fin recherchée était une sorte d'expérience mystique ou religieuse d'immersion dans un vide coloré. Chez Dupin, c'est encore autre chose : une perception architecturale ou ambiantale d'un univers pictural. La peinture ne s'efface pas devant une autre sorte d'expérience à laquelle elle prépare. Elle est là et bien là comme "ce qui reste quand on a tout enlevé", — y compris la forme.

La fétichisation des œuvres nous a empêché, y compris ceux d'entre nous qui étaient le plus disposés à critiquer cette fétichisation, d'aller jusqu'au bout vers la prise en compte sérieuse du décoratif. Chaque fois que j'ai essayé d'aborder ce thème dans les années 1980 à propos de Hantaï ou de Viallat dont les expositions constituaient en fait des environnements visuels extrêmement forts, j'ai grandement choqué les fétichistes du chef d'œuvre. Je me souviens de la froideur avec laquelle Jean Fournier, pourtant grand ami, avait accueilli un article de Critique que j'avais consacré en 1980 à l'exposition de Viallat au CAPC de Bordeaux.

Il est vrai que ce n'était pas un argument favorable au commerce ni à la célébration. Il est vrai aussi que le décoratif avait et conserve une mauvaise réputation, qu'il est synonyme de gratuité, de surplus et d'excès ou d'ajout sans nécessité, qu'il ne réclame pas d'attention ni de recueillement.

Il faut pourtant reconnaître qu'une partie essentielle de l'art consiste à s'adresser non pas à la perception attentive et concentrée mais à la perception dans son éventail le plus large, de l'attention recueillie au détail et à la précision à la perception des marges de manière inat- tentive ou en passant. Ce n'est pas traiter de manière péjorative la peinture que de constater que nombre de peintures abstraites, notamment minimalistes, produisent dans leur ensemble et leur interaction, du seul fait qu'elles donnent "peu" à voir, et parfois "quasiment rien", un effet d'ambiance, une expérience esthétique globale qui fait de l'exposition une œuvre à elle seule. Les dernières salles de l'exposition Soulages au Centre Pompidou en 2009, comme la chapelle Rothko de Houston, comme la rétrospective d'Aurélie Nemours au même Centre Pompidou en 2004, forment une seule expérience.

Dupin dans son attitude constructive débarrassée des fétiches du passé accepte volontiers la dimension ambiantale de sa peinture. Il ne nous propose pas un peu à voir sur lequel il faudrait s'hypnotiser religieusement avec un sérieux de dévot, mais une expérience de plaisir et de jubilation colorée reposant sur ce peu à voir qui va envahir l'espace de l'exposition. Pour avoir suivi les étapes de la réalisation de son projet, je peux témoigner qu'il l'a construit graduellement en relation avec l'espace de la galerie pour en faire une expérience enveloppant les moments particuliers de perception de ses peintures.

La dernière chose que je voudrais dire maintenant est qu'il ressort de cette stratégie de création une liberté et un plaisir communicatifs. La peinture est effectivement une délectation et cette délectation ne demande pas que l'on s'empoisonne la vie à chercher des prétextes ou à donner des leçons. Pour autant, ce n'est rien de futile : juste une manière d'avoir la bonne distance.

 

Yves Michaud.

Exposition personnelle, Musée d’art, 08 octobre / 31 décembre 2004, Toulon.

 

Restances (de la peinture)

“C’est la question de la restance qui m’intéresse, restance de la trace au-delà de toute ontologie… ”

Jacques Derrida

 

Restance et résistance

La peinture n’a pas d’ontologie. De prime abord, bien entendu, la démarche de Jérôme Dupin semble infirmer cette assertion. Ne s’obstine-t-il pas, en effet, tableau après tableau, à interroger l’être de la peinture, à révéler ce que la peinture a toujours été, comme s’il s’agissait de vérifier une sorte d’intuition fondamentale, à savoir que la peinture n’a jamais rien peint d’autre, ne saurait rien d’autre peindre qu’elle-même ? Or ce qui semble au premier abord relever d’une exploration radicale de l’ontologie de la peinture – de ses fondements, de ses limites, de sa substance, de son essence – se révèle en fait une opération d’un autre ordre. Sa démarche est expérimentale et se laisse formuler sous forme d’une question : que reste-t-il si, de la peinture, on soustrait tout contenu, toute expressivité, toute composition et donc autant que faire se peut toute forme ? Cette restance n’est pas quelque chose qui est substantiellement ; dans un sens, elle n’est même pas quelque chose qui reste. Elle n’est pas non plus l’objectalisation de telle ou telle virtualité, ce qui serait déjà une détermination du reste qui suppose la notion d’objet, mais plutôt une virtualité qui se maintient dans la suspension du tout. La restance est donc liée à l’événement et non à l’essence de la peinture. La pratique de Dupin s’appuie sur cette restance pour faire apparaître une sorte de résistance à la fascination qu’exerce la forme sur nous. Ainsi, comprendre son projet pictural, c’est reconnaître comment, chez lui, restance et résistance constituent une dyade. Leur relation dyadique n’est nulle part mieux mise en évidence que par une question à laquelle toute pratique picturale se confronte : celle de sa propre mortalité. Comment la peinture résiste-t-elle à la perspective de sa propre mort – perspective qui accompagne la peinture comme son ombre ? Pour Jérôme Dupin, cette résistance est un fait, jamais une obligation. Et le moins qu’on puisse dire c’est que l’éventualité d’une mort de la peinture ne l’effraie nullement. Dupin n’a jamais conçu sa pratique comme une réfutation en acte de cette éventualité – qu’il accueille d’ailleurs plutôt comme une évidence.

 

Zones d’indiscernabilité

L’erreur, son œuvre nous suggère, ce serait de penser que la mort s’oppose à la vie comme l’envers à l’endroit. La résistance ne consiste jamais en une opposition frontale qui se laisse désigner, mais plutôt comme un dispositif stratégique, où les puissances jouent obscurément et librement à la fois avec et contre d’autres puissances. Qu’est-ce qui dans la mort résiste à la vie, et dans la vie à la mort ? La vie, pour parler comme Gilles Deleuze, c’est cette “ zone d’indiscernabilité ” où “ la mort se retourne contre la mort ”. Cette zone de retournement de la mort contre elle-même, c’est celle de la résistance, et celle également de la restance. L’œuvre de Dupin matérialise une telle zone d’indiscernabilité, un dépôt de matériaux où se pense ce retournement de la mort contre elle-même, concrétisé par la structure même de son dispositif, où l’une toile se retourne sur l’autre.

Cherchant à faire advenir la restance, la pratique de Dupin ne proclame aucune une résistance, mais elle la laisse apparaître. La restance est chez lui le performatif de la résistance.

 

Pour en finir avec la forme

En s’ouvrant à l’abstraction, la peinture s’est débarrassée de la nécessité du contenu, se mesurant au seul vertige de son propre abîme. Or cette peinture sans contenu, qui concevait l’histoire de la peinture comme un immense dépôt de matériaux à évoquer ou repousser selon le gré de l’artiste, demeurait préoccupée par la notion de la forme. Jérôme Dupin, lui, est préoccupé par le besoin de se débarrasser de la question de la forme : pour lui, il s’agit de faire en sorte que la forme devienne une non question. Son procédé est aussi simple qu’invariable : il pose sur une toile une autre du même format, qu’il positionne légèrement de travers. Ainsi, la toile en dessus cache partiellement l’autre, servant à retenir la peinture dont il l’imprègne tout en la faisant passer. Ce procédé donne lieu à des paires qui se complètent réciproquement, mais qui, une fois décollées, reprennent chacune son autonomie, de sorte que le spectateur ne peut savoir s’il s’agit de la cache ou du support. Malgré leur gestation commune, Dupin a choisi de ne jamais exposer les deux toiles côte à côte, certainement en partie parce que leur mise en regard risque de mettre en avant le procédé au dépens de la peinture. Autrement dit, si la structure des tableaux de Dupin est binaire, ce ne sont pas de diptyques. Ce sont les dyades. Deux toiles, face à face, forment une dyade et constituent, dans leur clôture, un univers. Et cette structure dyadique même est source de distance et d’inégalité : dès lors qu’elles ne sont plus indifférenciés – lorsque l’artiste les décolle l’une de l’autre – les toiles constituent un champ dynamique qui contient toutes les prémices de la domination ou de la solitude, de l’instabilité ou de l’amour. Elles constituent tout à la fois une paire et un tout, et pourtant, elles ne sauraient jamais trouver un équilibre : telle est la relation dyadique, toujours susceptible de devenir trois ou de redevenir un.

 

L’approbation de la contingence

Dans cette pratique, l’acte de composition – à savoir la suite de décisions proprement artistiques – consiste en la seule mise en place du dispositif, et se situe en amont de l’événement de la peinture proprement dit. Par la suite, Dupin laisse l’initiative à la peinture (comme Mallarmé l’a laissée aux mots) de sorte que la toile se développe à partir d’une logique strictement alchimique, où se jouent le hasard, la surprise, la contingence, comme si toute intervention volontariste sur la surface du tableau serait une concession. Si ses toiles sont plus ou moins “ monochromes ”, Dupin relativise l’importance de la couleur, accordant bien plus d’attention aux subtilités d’absorption de chaque pigment – estimant que c’est le fonctionnement effectif du pigment qui travaille la perception. En somme, il veut nous mettre face non pas à la couleur, mais à la peinture. Puisque l’événement de la peinture a lieu dans l’entre-deux des deux toiles, il s’agit en quelque sorte d’une peinture en aveugle, le lieu de la peinture étant par définition cachée aux yeux du peintre : il faut que la peinture fasse tout, sans intervention extérieure, pour que la peinture se retrouve avec la peinture, face à la peinture, sans illusion possible. L’hypothèse de Dupin est claire : ce n’est qu’en évacuant toute volonté de contenu et de forme que pourra surgir un événement en peinture.

 

La doublure du temps

Le temps de la peinture est double. A chaque fois que quelque chose se produit ou advient en peinture, la peinture elle-même est le reste d’un événement. Il n’y a jamais d’événement en peinture sans consignation, sans ce que Dupin appelle “ imprégnation ” – c’est-à-dire sans peinture. Or ce restance ne subsiste pas : ce n’est qu’après coup que la consignation se révélera événement. Mais il aura fallu, pour cela, une première consignation, ou imprégnation, qui résiste. Voilà le paradoxe : tout événement se double de sa consignation qui lui survit. La survivance – la restance – ne succède pas à un événement ; elle le double et l’accompagne. Étrange logique, en effet, mais la survie coexiste avec la vie et en est contemporaine – ce qui va à l’encontre du discours habituel sur la mort de la peinture. Un événement en peinture a ou est toujours un dépôt. Car d’une part, il reste toujours d’un événement un dépôt, un précipité. Mais d’autre part, tout événement se confie en dépôt à un autre événement qui, venant après lui, réanimera. La peinture nous révèle que c’est d’un seul et même geste que le passé renaît dans le présent pour lui donner vie et que le présent, hanté par le passé – nullement plus qu’en peinture – est mort-né, mort-vivant, survivant. C’est en ce sens qu’il convient de penser la structure dyadique de la peinture de Jérôme Dupin : comme travaillée par deux réserves du temps qui se doublent et se recouvrent constamment l’une l’autre.

 

Stephen Wright.

Exposition personnelle, juillet / septembre 2004, L’art dans les chapelles, La Trinité, Bieuzy-les-eaux.

 

Jérôme Dupin

 

Il y a fort à parier que Jérôme Dupin n’ait jamais songé à exposer ses travaux dans une chapelle. On peut même penser que d’installer ce travail-là dans un lieu de culte a tout du paradoxe, si ce n’est du leurre.

De fait, quoi de plus matériel que la peinture de Dupin : et même, quoi de plus matérialiste, tant les processus, les opérations mises en œuvre dans la fabrication de ces toiles, semblent être à bien des égards le sujet même de ce travail ?

Car Dupin travaille selon un protocole constant, dont le respect conditionne le résultat obtenu. Au sol, en posant une toile libre sur une autre. Soit une toile plus petite que celle qui la reçoit, soit une toile de même dimension, mais posée de façon légèrement oblique sur la première, afin que les angles de celle-ci demeurent visibles.

Ceci installé, il peint, c’est-à-dire qu’il passe et repasse, parfois des jours durant, de la peinture sur l’ensemble de cette surface à deux niveaux.

Ainsi, progressivement (car le temps fait beaucoup à l’affaire), la couleur vient s’installer à la fois de façon directe sur les surfaces visibles, mais aussi, de façon indirecte, sur les surfaces cachées. Couvrant et recouvrant la toile du dessus – dans un geste où la pesanteur joue un rôle déterminant – il finit par transformer celle-ci en un vaste tamis à travers lequel un reste de pigment vient se déposer sur la toile du dessous.

Ensuite, il enlève la toile du dessus, et découvre celle qui reste au sol : mélange de maîtrise (de la couleur des bords et de la forme qui se découpe en son sein) et de déprise.

Au cœur même de son travail, une zone, qui aujourd’hui occupe l’essentiel de la surface, conserve la trace, obtenue à l’aveugle, de ce qui a réussi à traverser les mailles du tamis.

 

L’impact visuel de ce processus, dès lors que les œuvres sont installées au mur, ne doit pas faire oublier la dimension quasi triviale de cette méthode. Travail au sol. Application quotidienne de peinture demandant plus de force Physique que de justesse plastique.

Quand il peint, l’artiste ne se soucie pas de dessin, de forme ou de composition (celle-ci est réglée au préalable, dans la façon de poser une toile sur une autre) : il étale de la couleur. Comme on travaille son champ. Comme on marque un territoire. Il fait des peintures, donc, au sens le plus matériel du terme faire.

Dupin accroche donc ses toiles au mur, et depuis peu, les y installe montées sur châssis. Ce qui change tout.

Non seulement parce qu’il a travaillé pendant des années sur des toiles libres, assumant l’héritage de ceux qui, du côté de Supports-Surfaces notamment, faisaient précisément de la peinture un acte d’auto-affirmation

de ses composantes matérielles. Mais surtout parce que, en tendant ses toiles sur châssis, il affirme aujourd’hui le primat de la composition.

L’exemple le plus saisissant étant sans doute ces tableaux entièrement blancs, peints récemment, où une illusion de bichromie s’installe, entre les zones peintes, et celle, au centre, qui a été obtenue par tamisage.

 

Sans jamais dessiner, Dupin instaure, par son jeu de superposition, une forme dans un fond. Une forme à la limite du non peint, qui occupe le centre de la toile. Un espace d’absorbement.

Ce qui convient assez bien, dans une chapelle.

 

Pierre Wat.

Exposition personnelle, février / mars 2001, Espace Lumière centre d’art, Hénin-Beaumont.

 

Dupin, ou la peinture en marche.

 

C’est il y a huit ans que j’ai rencontré Jérôme Dupin pour la première fois. Il habitait Saint-Jean de Védas, presque par hasard, une maison de village Languedocien, toute en hauteur et à peu près vide. De l’atelier situé sous le toit, on percevait la garrigue mitée par l’expansion d’un Montpellier tout proche. Dans la petite fenêtre se découpait un paysage désolé dans la lumière grise et rose d’une après-midi de février.

Dupin venait de décider d’être peintre. Brusquement. Il renouait sans doute avec un désir mis à l’écart pendant de longues années et venait d’abandonner ce qu’autrefois on aurait appelé « le monde », pour entrer en peinture.

Dupin m’a montré des toiles non tendues et teintées de rayures verticales, des rayures à la fois libres et contrôlées… De mon côté, j’étais en train de peindre des paysages marins. Je ne connaissais pas Dupin et je me trouvais sans crier gare face à quelqu’un qui semblait prendre la peinture à peu près où nous l’avions portée dans les années 70. Tant de choses s’étaient passées depuis.

Il m’apparut tout de suite qu’il considérait tel un acquis ce qui pour nous fut la conséquence d’un long parcours, d’un refus, d’un engagement, la conséquence d’une longue interrogation et qui demeurait en suspens.

 

Dans la maison blanche et vide, Dupin se retrouvait peintre, transformant « per saltum », par décision et par choix, un moment, un fragment, un aspect, une transition en une base de réflexions où s’appuyer pour commencer à travailler pour de bon.

J’ai réalisé aussitôt qu’il ne s’agissait pas d’un « retour à », même pas d’une résurgence, de la résurgence d’une question laissée en suspens, abandonnée… Ce qui de la sorte me semblait un « acquis » posait le problème tout autrement. Je me trouvais en vérité face aux effets d’un long travail souterrain et inconnu, qui était une lecture « autre » de ce que nous avions nous-mêmes entrepris vingt ans auparavant. Quelque chose avait changé, mais qui, pour moi, ne portait pas encore de nom.

Je rendis plusieurs fois visite à Jérôme Dupin. Le travail « avançait ». À chacune de mes visites, je le trouvais différent, à la fois logique et imprévisible. Par la fenêtre de l’atelier, on apercevait la garrigue fragmentée, comme un tableau, alors que les jours augmentaient.

Dupin est venu chez moi. Nous parlions de peinture, mais les laborieuses considérations, si tendues, qui accompagnaient notre propre aventure dans les années 70, semblaient tombées aux oubliettes. Plus de mode d’emploi. La printanière exposition Supports/Surfaces à Saint-Étienne en 1990 en fut la preuve éclatante et muette. Seul le résultat concret avait de l’importance. Les idées avaient fondu comme neige au soleil.

 

Dupin, donc, interrogeait seulement ce qu’il avait sous les yeux et bouche cousue, tachait d’y répondre pinceau en main.

Ce qui d’abord me frappa fut la rapidité avec laquelle la notion de dessin s’était instaurée dans son travail. Dessin ? oui, pas la ligne, le contour, mais les rapports de quantité, les proportions, les écartements mesurés, les distances volontaires, les tensions, mais inséparables de la couleur. La fameuse contradiction principale couleur/dessin que nous avions tant évoqué comme moteur même de l’activité picturale soudain mise à distance. Là encore, et malgré les apparences, la partie se jouait autrement.

 

En 94 Dupin s’installe à Marseille. Je vais le voir rue Fauchier. Un grand appartement vide et blanc, tout juste à l’écart du Vieux Port. Les toiles piquées au mur de Saint-Jean de Védas sont maintenant travaillées au sol. Les coulures, les bandes ont laissé place à de grands rectangles décalés dans le rectangle légèrement irrégulier du support. Quelque chose vacille, bascule.

La couleur et la matière de la toile ne peuvent être séparées, abordées indépendamment l’une de l’autre. Et puis il y a aussi le format, qui est la première « décision » dans l’acte de peindre… Trouver le format ; c’est fait. À Saint-Jean de Védas, on percevait d’abord les couleurs, les détails, les matières, les saveurs. À Marseille brusquement c’est un tout qui surgit, qui se tend, se déploie. C’est l’échelle même du travail qui est nouvelle, c’est le format.

Évidemment la rupture n’est pas immédiate. Dès 94 les signes avant-coureurs de ce changement d’échelle se manifestent : incisions, écartements, décalages, tensions. Et tout ce travail s’accomplit pas à pas, peinture après peinture, j’allais dire sans un mot.

Les patientes tentatives précédentes, l’empirisme des premiers tableaux, et qui demeurent les premiers pas à la fois émerveillés et craintifs d’un peintre de quelques jours, sont devenus un geste délibéré, une pratique, déjà une méthode…

 

Plus tard je verrai la suite et la conséquence de tout cela à Collioure ; pas dans l’atelier où je ne pénètrerai pas, mais au musée, grand ouvert sur les arbres et l’air de la mer.

Les grands tableaux trempés, suspendus comme s’ils ne devaient jamais sécher. Drapeaux de couleurs, étendards de la peinture mise à nu. La toile fripée par le poids même de la couleur qui la pénètre, l’étreint, la froisse, confondue avec les pigments. On ne sait plus si la toile exhibe la couleur en la laissant dans l’espace, si la couleur érige la toile comme témoignage de sa propre réalité.

 

Dupin regagne Paris, puis choisit Montreuil. Mais cette fois c’est une vraie maison, vide et blanche et un vrai atelier. Et je découvre des toiles ayant trouvé châssis à leur pied. L’insistance méthodologique du travail a fait surgir une nécessité bien plus ancienne. Et qui brusquement s’impose. On ne peut jouer avec la peinture.

 

Nous avions voulu la démonter, montrer qu’il n’y avait rien d’autre en elle qu’une succession d’éléments matériels qui, étalés sous forme de pièces détachées, constituait la preuve de son incapacité à dire, à signifier, à exprimer.

Dupin a fait le chemin inverse, et sans le vouloir. En étant seulement attentif. Assemblant les éléments que nous avions peu à peu dispersés, comme on reconstitue patiemment, par menus gestes et hésitations successives une civilisation disparue.

 

Ainsi peut-il rendre à la peinture sa fonction perdue, soit pourquoi pas, inventer autre chose, « quelque chose »  que lui-même ne connaît pas encore et qui, quel que soit son visage, persistera à s’appeler peinture.

 

Vincent Bioulès.

Exposition personnelle, H du Siège, mars / avril 2005, Valenciennes.

 

À revers

« Quand rien ne passe plus, la peinture est finie… »

Jérôme Dupin

 

La hantise du peu

L’une des sources de la frustration voire de l’incompréhension que l’on éprouve devant les œuvres d’art contemporain réside dans le constat qu’il n’y a souvent pas grand-chose à voir, trop peu en tout cas pour satisfaire nos attentes de connaissance sensible. Cette déception perceptive est incommensurable avec de simples insatisfactions que l’on éprouve devant les phénomènes autres que l’art et en dit long sur nos attentes à l’égard des arts visuels. Le sentiment que cet objet qui se présente à moi avec la force de l’évidence mais qui, contre toute attente, ne me dit rien, ne se laisse surmonter – et encore partiellement – que par un effort contre intuitif à chaque fois renouvelé. « Vous n’allez pas simplifier la peinture à ce point-là, la réduire à ça ! La peinture n’existerait plus ! » C’est en ces termes que Gustave Moreau s’adresse au jeune Henri Matisse lors d’une visite d’atelier en 1895, avant de se raviser et de reconnaître que le dépouillement le plus extrême, loin de détruire la peinture – fût-ce même l’intention du peintre – finirait plutôt par en renforcer la subtilité. Un demi-siècle plus tard, Ad Reinhardt articule l’impératif du peu de manière catégorique : « Dans l’art, trop c’est toujours trop. Mais dans l’art, trop peu ce n’est jamais assez peu ».

 

Questions de fond

L’œuvre de Jérôme Dupin s’inscrit dans ce lignage du peu à voir. Dupin a beau présenter des tableaux de grand format, sa démarche picturale demeure préoccupée  par la question de l’absence, comme s’il s’agissait, à l’instar d’un Reinhardt, de poser une question simple mais incisive : que reste-t-il si, de la peinture, on soustrait tout contenu, toute expressivité, toute composition et donc autant que faire se peut toute forme ? On peut toujours spéculer sur le sens et le statut de cette restance  dans son œuvre, mais à regarder  son parcours pictural depuis une quinzaine d’années dans son ensemble, on se rend vite compte que cette interrogation vise moins la peinture en tant que telle, que le tableau : en tant qu’objet, certes, mais avant tout en tant que régime de visibilité. Si, pour un peintre français, le tableau est une évidence primordiale, il demeure surtout un concept intraduisible : il n’existe en anglais, par exemple, aucun terme qui désigne ce qu’on entend spontanément par « tableau ». La chose existe, bien entendu, mais ni le mot « painting » ni le mot plus générique « picture » ne distingue de la fresque cet objet amovible et autonome. Qu’est-ce donc qu’un tableau ? « Œuvre picturale exécutée sur un support rigide et autonome » à en croire Le Robert. Or, chez Jérôme Dupin, la chose semble moins rigidement délimitée, et l’autonomie par rapport au mur toujours à remettre en évidence… et en échec. Prenons par exemple la pièce qu’a réalisée l’artiste in situ à L’H du Siège, aux mêmes dimensions que le mur du fond, mais placée de guingois par rapport à lui : l’asymétrie introduit une brèche, une rupture dans la routine perceptive et, de prime abord, on a l’impression que le mur chavire. La surface peinte se détache de la surface murale et bascule ; au lieu de faire corps avec le lieu, le tableau s’en désolidarise et se tord. Et au lieu de mettre la perspective dans le tableau, Dupin met le tableau dans notre perspective et, plus encore, le mur dans la perspective du tableau.

 

Un se divise en deux

Rejouant en quelque sorte le rapport originaire entre tableau et mur, cette œuvre transpose à l’échelle de l’architecture une problématique qu’on trouve dans tous les tableaux de Jérôme Dupin. Son procédé est aussi simple qu’invariable : il pose sur une toile une autre du même format, qu’il positionne légèrement de travers. La toile en dessus cachant partiellement l’autre, elle sert en même temps à retenir la peinture dont l’artiste l’imprègne, tout en la faisant passer. Ce procédé donne lieu à des paires qui se complètent réciproquement, mais qui, une fois décollées, reprennent chacune son autonomie, de sorte que le spectateur ne peut savoir s’il s’agit du cache ou du support. Puisque l’événement de la peinture a lieu dans l’entre-deux des deux toiles, il s’agit en quelque sorte d’une peinture en aveugle, le lieu de la peinture étant presque entièrement caché  aux yeux du peintre. Si Dupin recouvre sans distinction cache et support de peinture, seuls les quatre petits coins constituent à proprement parler une surface peinte, le reste de la toile étant plutôt une surface teinte.

 

Qu’est-ce  qu’un événement en peinture ?

Décoller les deux toiles l’une de l’autre, les désolidariser, constitue un moment de dévoilement, par lequel la peinture jusqu’alors occultée, advient à la pleine lumière de l’œuvre. Le geste de séparer  les deux toiles est bien évidemment symbolique d’un certain déploiement d’une présence au monde, c’est-à-dire d’une ouverture imprévisible, d’un événement en peinture. Or, qu’est-ce qu’un événement en peinture ? Un événement, selon la définition qu’en donne Alain Badiou, est un élément d’une situation dont l’appartenance à la situation reste indécidable depuis la perspective de celle-ci. Autrement dit, il s’agit d’un acte excédentaire, auquel toute situation soucieuse de sa stabilité oppose une interdiction. Dans le mot événement, il y a bien le verbe « venir » : evenio, evenire, venire, et il s’agit bel et bien de faire advenir la peinture. Mais un événement en peinture ne peut en aucun cas relever de la volonté créatrice de l’artiste. Comme l’affirme Robert Ryman (référence  importante pour Jérôme Dupin, même s’il n’en partage pas l’austérité), « le problème n’est jamais de savoir quoi peindre mais comment peindre. Le comment de la peinture a toujours été l’image – le produit final. ». À l’arrivée en somme, il y a inéluctablement image : le « comment » de la peinture ne se réfère  pas seulement au processus par lequel la peinture vient au monde, mais à sa façon de se situer dans le monde. Sans image - qu’on peut sans trahir l’idée de Ryman traduire par « dessin » - il ne peut y avoir d’espace  pictural, ni même d’espace tout court. Or comme l’œuvre de Dupin ne cesse de le montrer, toujours par des voies expérimentales, c’est la couleur qui dessine – et qui désigne – l’espace. C’est en ce sens que le dessin constitue la première condition de possibilité de la peinture.

 

Fausses tautologies

Si, pour Jérôme Dupin, peindre c’est donc avant tout recouvrir, force est de constater qu’il ne cesse de prendre la peinture à revers, au sens propre comme au sens figuré du terme. D’ailleurs, c’est sans doute ainsi qu’on pourrait décrire le rapport qu’entretient sa pratique artistique avec le politique, l’abordant par le non-dit. Mais le procédé qu’il a conçu – lui permettant d’évacuer tout vestige de subjectivité expressive du processus pictural – semble viser avant tout l’histoire récente de la peinture elle-même : deux toiles qui se dévisagent, sans intervalle, comme deux miroirs collés l’un contre l’autre, empêchant toute mise en abîme. En contrecarrant littéralement la réflexivité caractéristique de la peinture moderne, Dupin rompt avec l’exigence de tautologie, tout en paraissant la respecter scrupuleusement.

Si le procédé n’a guère changé depuis dix ans, l’usage qu’il en fait ne cesse d’évoluer. Initialement, Dupin s’évertuait à empêcher la peinture de passer, de sorte que les toiles de fond sont à peine imprégnées de peinture.

Avec le temps, de plus en plus de peinture passe, Dupin inondant le cache de couches successives de peinture jusqu’à la saturation, si bien que la toile non préparée en-dessous en regorge. Le sens profond de cette évolution donne à réfléchir : s’agit-il d’une mise à l’épreuve de la peinture ? C’est peut-être ce que laisse entendre le peintre lorsqu’il dit, avec légèreté mais non sans mystère : « quand rien ne passe plus, la peinture est finie. »

 

Stephen Wright.

Exposition personnelle, Musée d’art moderne, octobre 1999 / janvier 2000, Collioure.

 

Tamiser

 

Jérôme Dupin travaille au sol, sur des toiles rectangulaires, de grand, voire de très grand format, qui remplissent presque toute la surface de la pièce qui lui sert d'atelier. Sur des toiles, c'est-à-dire non pas sur plusieurs toiles à la suite, mais sur plusieurs toiles en même temps : deux, toujours, de même format, posées l'une sur l'autre, celle du dessus pivotant légèrement de manière à laisser visible les angles de celle qui repose à même le sol.

Ainsi, la surface sur laquelle Jérôme Dupin applique sa couleur - et non celle que nous voyons, celle qui reste, qui n'est composée que de la toile du dessous - forme-t-elle une sorte d'étoile aux branches courtes et au corps enflé. C'est sur cette surface irrégulière, ni plane ni rectiligne, que l'artiste peint. Debout, sur cette toile libre, sans apprêt.

 

On songe, d'abord, devant ce format qui englobe et excède le corps, devant cette peinture sans apprêt - au sens technique de ce terme, mais aussi au sens d'un refus de son contraire, de ce que l'on pourrait nommer une peinture apprêtée - on songe, donc, devant ce travail où le brut côtoie le net, ou la trame grossière contraste avec la clarté des angles peints, à quelque chose d'expressionniste. Une peinture physique où la trace - puisque l'essentiel de ce que nous voyons, la partie centrale de chaque toile n'est que cela : trace d'un passage, dépôt irrégulier d'une couleur sur une surface qui la reçoit après son passage à travers une première toile - où la trace est le signe présent d'un corps absent.

Et pourtant, et c'est, il faut le souligner, la qualité - au sens ou ce terme désigne une justesse singulière, une façon propre à l'artiste d'accorder des forces contraires - du travail de Jérôme Dupin : il s'agit là d'un art de la distance. Non pas d'une peinture froide, désincarnée, dans laquelle l'artiste s'éclipse au profit d'un jeu formel autour du rectangle, mais, tout au contraire, d'un travail éminemment physique où la présence du corps, loin de l'empêcher, rend possible la recherche d'un processus de distanciation.

 

Contraste, donc, semble être le terme qui s'impose pour désigner ce travail. Contraste, bien sûr, entre les bords et le centre, entre la netteté d'une forme géométrique et le caractère presque informel du traitement de sa surface. Mais contraste, surtout, entre l'extrême simplicité de ce qui nous est donné à voir - un champ bicolore dont les angles sont d'une couleur franche et le cœur d'une couleur impure, mixte, sale - et la relative complexité du processus qui amène à cela. Processus de recouvrement, donc : poser une toile sur une autre, en léger décalage, puis peindre toute la surface visible. Peindre et repeindre, longtemps, lentement, sans souci de forme ni d'effet, mais de masse, d'épaisseur, de fluidité.

 

Peindre en appuyant de tout son corps, pour que la couleur aille du haut vers le bas, dans une sorte de lent mouvement de capillarité inversé. Arroser pour que cela coule, comme à travers un tamis, apporter à cette surface monochrome les mêmes soins qu'apporte à son champ celui qui le cultive. Attendre, c'est-à-dire laisser faire la pesanteur : attendre que le pigment traverse, se dépose. Et puis enlever, enfin, autrement dit, découvrir. Découvrir la toile de dessous, la seule qui sera montrée, découvrir ce qui s'est fait là avec, mais aussi presque sans le peintre. Avec, car pour Jérôme Dupin, la peinture est d'abord processus, avant d'être résultat : une action munie d'une durée, qui se déroule selon un protocole. Une contrainte, en d'autres termes, que l'artiste s'est imposée, qu'il a explorée de toile en toile, et dont il connaît les limites, ainsi que les possibilités. Mais il y a également, ici, quelque chose qui procède du hasard, d'une sorte de liberté propre à la peinture, que l'artiste accompagne sans pour autant le maîtriser. Car ce processus, entre teinture et tamisage, est pour l'artiste un moyen de travailler en aveugle, de peindre - contraste, encore - avec le corps tout en donnant le sentiment de s'être coupé les mains.

 

Telle est la singularité du travail de Jérôme Dupin : faire une œuvre où le temps et le corps sont les instruments d'une pratique distanciée, sans bavardage. Une pratique où la lenteur autant que l'élimination de la première toile - celle qui a été en contact "physique" avec le peintre - sont autant de protections, de parades contre les tentations d'un art plus expressionniste. Dans sa répétitivité volontaire, dans la lenteur de son exécution comme dans son souci constant d'avancer en simplifiant, et d'abord en se débarrassant de tout détail inutile, de tout effet facile au profit de l'exploration simple d'un processus de peinture, l'œuvre de Dupin témoigne d'un refus contemporain de la signature. Refus de la réduction de l'œuvre au style, à l'individu dont elle procède.

 

Si une image revient, à l'évocation de ce travail, c'est celle du tamis. Tamis comme cette première toile sur laquelle Dupin applique la couleur afin qu'elle vienne ensuite se déposer sur la seconde. Comme si seul l'essentiel, le plus fin, le plus fluide, devait être conservé et montré. Tamis, enfin, comme l'artiste lui-même, cet homme par lequel quelque chose advient. Cet homme qui doit peser de tout son corps afin qu'à travers lui se manifeste, librement, la peinture dans ce qu'elle à de plus élémentaire : la forme et la couleur.

 

Pierre Wat.

Exposition personnelle, La Tête d’Obsidienne, Fort Napoléon, novembre / décembre1997, La Seyne-sur-mer.

 

La vision tremblée

 

Dans le contexte de la période de la fin des années 60 et du début des années 70 qu'on peut appeler rétrospectivement celle d'une "nouvelle polémique de la modernité", chaque artiste ou groupe d'artistes revendiquait une originalité forte, sinon radicale, et se défendait de toute filiation. Au sein de mouvements fortement définis (minimalisme, Supports-Surfaces, BMPT, etc.), il fallait pour chacun se présenter comme une pure singularité.

Cette prise de position s'accordait opportunément avec la nécessité de présenter une image facilitant l'identification de l'artiste dans un monde de l'art déjà livré à la production et à la productivité. Chacun développait donc un type de travail aisément reconnaissable, ne serait-ce que sur la base de la répétition insistante d'un type de démarche.

Une théorie de la division du travail dans le champ artistique servait de justification à cette situation : l'art devait être soumis à une dissection analytique à travers le travail de chaque artiste. Tel faisait des bandes, tel déconstruisait le châssis, tel encore travaillait sur le mot, le livre, le texte, l'espace, etc. Dans les écoles, les jeunes artistes se présentaient comme "travaillant-sur" tel ou tel aspect de l'œuvre d'art ou de ses conditions d'existence. Les dimensions critiques de la démarche

 

Il n'est pas dans mon intention d'ironiser sur un régime de production qui, quoi qu'on en pense rétrospectivement, eut au moins ceci de positif qu'il déboucha sur des oeuvres non dénuées d'intérêt. Du point de vue de la culture de l'époque, ce régime correspondait à des temps de scientisme, de positivisme, d'expérimentation et de matérialisme, à une volonté de déconstruction et d'analyse. Il reposait sur la fiction d'une table rase artistique qui allait de pair avec une autre fiction, celle d'une histoire de l'art formaliste.

Ce que l'on peut, en revanche, rétrospectivement constater (et regretter), c'est que cette atomisation et cette fermeture sur elles-mêmes des pratiques les ont aussi privées, notamment en France, de leur fécondité. Il n'y a pas eu de réelle exploration des directions ouvertes par Simon Hantaï, Supports-Surfaces ou BMPT. Chacun a gardé en quelque sorte pour lui sa découverte et s'est efforcé de la gérer "à l'économie",  "en bon père de famille" selon l'expression consacrée.

 

Or l'histoire de l'art, au sens non pas du récit qu'on en construit mais des événements qui se passent, pas seulement dans les arts visuels mais dans tous les arts, n'est pas faite de ruptures à répétition dans une suite linéaire, mais de continuités compliquées et intriquées.

Il arrive certes qu'il y ait des ruptures sidérantes, comme purent l'être celle des papiers collés de Braque et Picasso en 1911, celle des drippings de Pollock après la guerre, la publication de La recherche du temps perdu de Proust  ou d'Ulysse de Joyce au début des années 20.

La plupart du temps, cependant, les créations se font à partir de la reprise de formes et de problématiques préexistantes qui sont longuement et patiemment interrogées, explorées, soumises à épreuves répétées et examens par des artistes qui, en apparence, au début, n'innovent pas.

 

Que ce soit du côté des artistes ou des critiques, la représentation des arts visuels dominante dans les années 70 fut malheureusement étrangère à cet aspect des choses. Elle a cru y gagner une certaine radicalité mais elle en a limité aussi l'écho. Il aurait pu y avoir des reprises et des approfondissements de Supports-Surfaces ou de BMPT: elles auraient probablement donné à ces mouvements une envergure dont ils se sont privés en se fermant sur le cercle de leur propre répétition.

Si la situation postmoderne que nous connaissons a un avantage parmi ses inconvénients divers, c'est de rendre possibles des retours sur le passé, des reprises ou des prolongements de problématique, sans que l'artiste soit automatiquement taxé de traditionalisme et sa démarche qualifiée d'épigonale.

Aujourd'hui, des peintres comme Antoine Perrot ou Christophe Cuzin reprennent ainsi certains questionnements de l'art cinétique et les rendent actuels avec beaucoup de pertinence. D'autres comme Maibritt Bjelke ou Jérôme Dupin reprennent à leur compte une problématique comme celle de Supports-Surfaces.

Dans le cas de Bjelke et de Dupin, l'erreur très "années 70" serait de dire avec dédain que ces sortes de toiles non tendues, teintes plutôt que peintes, ont déjà été faites. À première vue, c'est vrai, sauf que cette sorte de démarche n'a probablement pas été assez explorée comme médium et pratique et autorise aujourd'hui une nouvelle approche.

 

Jérôme Dupin, puisque c'est de lui qu'il s'agit ici, explore un ensemble d'usages de la couleur et du découpage de la toile qui ont été abordés par des peintres comme Pincemin, Arnal, Viallat, mais aussi par Devade et par Cane. Au-delà de ces références, cela nous renvoie aussi à la pratique de la teinture chez Hantaï.

Chez Arnal et Viallat, ce qui importait, c'étaient les jeux de couleurs obtenus par capillarité et une démarche picturale non pas automatique mais "à l'aveugle", comme chez Hantaï d'ailleurs. Pincemin procédait, lui, plutôt au nom de la simplicité de la démarche des pliages et juxtapositions avec leurs effets de composition simple et forte. Cane insistait, pour sa part, sur la mise en espace de la toile et l'abandon du mur, démarche qui est aussi une constante de la peinture de Viallat. Quant à Devade, au moins dans ses encres, il se concentrait sur la fluidité de la couleur. Comme on le voit à ces rappels, des préoccupations passablement différentes peuvent se loger dans une pratique simple de la peinture obtenant ses effets par l'imprégnation d'une toile ou le passage de la couleur d'une toile sur une autre placée au-dessous.

 

Jérôme Dupin s'est donc mis depuis 1993 à son tour à l'exploration et il lui donne une nouvelle portée.

Premier point à noter par rapport aux années 70, sa démarche n'est pas déconstructive au sens d'une analyse des composants du tableau, mais constructive, attentive à la production de la couleur à travers les effets de capillarité. Les temps ne sont plus à des effets critiques de savoir mais à la recherche d'une manière d'être de la couleur dense et pourtant immatérielle.

Le léger décalage d'une première toile posée sur celle du dessous lui permet d'obtenir une forme simple, en général l'inscription d'un rectangle dans un autre, avec des bords plus intensément colorés là où la surface n'a pas été recouverte par la toile du dessus.

Alors qu'il y a quelques années, Jérôme Dupin avait recours à des montages et des superpositions plus compliqués de manière à obtenir des arrangements de plages de couleurs en croix, en T, ou bien encore des grilles et des sortes de zips colorés, il se concentre maintenant plus directement sur l'effet coloré. Il joue franchement cet effet en utilisant une couleur très diluée, qui passe mieux à travers la première toile, la toile-instrument pourrait-on dire.

 

Le résultat, ce sont des monochromes profonds, calmes, en même temps que légers, évidemment travaillés à force de passages de peinture mais aussi évidemment tenus à distance puisque la technique utilisée exclut l'intervention directe de l'artiste.

La gamme des couleurs est peu étendue, avec des noirs, des roses, des gris, des bleus qui sont toujours atténués, assourdis par l'effet de teinture et de traversée du tissu. À la profondeur de la couleur s'ajoute la sorte de tremblement qui tient à la toile ainsi traitée: elle a été gaufrée, froissée lors du séchage.

La couleur ainsi traitée échappe à la pure et simple monochromie à travers les effets de frissonnement visuel de la surface.

Une telle peinture travaille sur le peu de forme et la fragilité de l'expérience visuelle. Elle n'est pas expressive et n'impose pas péremptoirement la vision de formes, elle ne produit pas un espace de vision de formes : elle renvoie seulement le regard à l'expérience de lui-même comme puissance de rencontre avec le visible, une puissance non pas dominatrice ou triomphante mais précaire. Il y a là un mélange troublant d'affirmation et de retrait.

 

Si j'ai parlé plus haut de l'art cinétique, ce n'était pas uniquement pour renvoyer à une démarche qui, comme celle de l'abstraction des années 70, fait aujourd'hui l'objet d'une reprise et d'un nouvel approfondissement par certains jeunes artistes.

En fait, il y a une réelle parenté d'expérience perceptive. Une fois que l'on laisse de côté ce qui dans le cinétisme relève de la fascination pour les machines à produire des effets perceptifs, ou des préoccupations pour l'interactivité et l'immersion de l'art dans la vie, il demeure un noyau commun d'effets perceptifs tremblés, où se mêlent certitude de la perception et possibilité de sa défaillance et de son manque.

La peinture opère alors dans un registre d'expérience particulier, qui n'est pas celui de l'identification d'objets, de la projection expressive et encore moins de la communication de message mais d'une auto-réflexion du regard sur sa capacité à appréhender le visible.

 

De ce point de vue, on retrouverait des thèmes anciens de la mystique néoplatonicienne tels qu'ils sont par exemple développés par Plotin. Il ne s'agit pas là de ma part d'un effort pour donner une honorabilité prétentieuse ou pédante à la peinture de Jérôme Dupin mais de bien indiquer dans quel champ elle opère et de souligner que ce champ appartient depuis longtemps, très longtemps à l'éventail des effets de la peinture. Il n'est alors nullement étonnant qu'il puisse être non seulement réactivé mais re-vécu et de nouveau éprouvé avec une richesse qui tient précisément à l'économie des effets en jeu.

 

Yves Michaud.

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